Le taux d’intérêt, un concept évident ? Vraiment ?

Au cœur des civilisations prémodernes, le taux d’intérêt était interdit au titre que personne ne pouvait prêter contre rémunération car personne, si ce n’était Dieu, ne pouvait s’approprier le temps. Cette conception vole cependant en éclat au tournant de la modernité pour trois raisons essentielles : les Lumières désacralisent une grande part de nos échanges économiques ; le monde marchand fait face à des enjeux de compétitivité et de risque ; et, enfin, la puissance publique s’aperçoit que reprendre en main ce taux d’intérêt permet de mieux le contrôler et, donc, d’éviter que certains ne s’arrogent les opérations bancaires en toute impunité. Je vous propose de revenir quelques millénaires en arrière pour comprendre pourquoi, aujourd’hui encore, le taux d’intérêt, l’usure et les banquiers sont toujours aussi sulfureux.

 

En théorisant l’argent, Aristote bâtit les fondations de la finance contemporaine

Dès le quatrième siècle av. J.-C., Aristote établit un double usage des objets que nous possédons : soit nous pouvons les utiliser pour ce qu’ils sont, soit nous pouvons les échanger, les monnayer ou même les prêter en vue d’acquérir d’autres objets : « ainsi, une chaussure sert à chausser et à être échangée » [1257a]. Ce double usage dépend principalement de la communauté dans laquelle nous nous plaçons. Imaginez une famille au sein de laquelle chaque membre aurait un emploi permettant de subvenir aux besoins de tous. Nous imaginerions ainsi que les parents cultivent la terre et que les enfants tissent des habits. A la fin du mois, l’ensemble des membres de la famille mettraient leurs réalisations en commun sans attendre une exacte rétribution de leur travail si ce n’est de continuer à subsister ainsi. On parlerait alors d’un troc informel visant au bonheur de tous, ce qui nous fait dire que dans l’économie domestique, l’échange des objets n’a qu’un rôle accessoire.

En revanche, quand cette famille s’étend et qu’elle devient communauté, quand celle-ci dépasse le pur lien affectif et qu’elle se transforme en un vaste marché, alors parents et enfants ne se soucient plus de la subsistance de leurs homologues : chacun s’échange des objets pour leur utilité et non plus pour un usage direct. La société passe donc du troc de subsistance à l’échange d’usage qui ne repose sur aucun lien de filiation, de fraternité ni même d’amour. Pour cela, il doit s’appuyer sur un vecteur de confiance, qui certifie la transaction : la monnaie. Chaque individu produit un bien qu’il échange grâce à « quelque chose que l’on pût aussi bien donner que recevoir, et qui, tout en étant elle-même au nombre des choses utiles, ait la faculté de changer facilement de mains pour les besoins de la vie, par exemple le fer, l’argent et toute autre matière semblable, dont la valeur fut d’abord simplement définie par les dimensions et le poids, puis finalement par l’apposition d’une empreinte, pour éviter d’avoir sans cesse à les mesurer » [1257b]. Cette nouvelle forme d’échange, bien qu’elle utilise désormais une monnaie, ne diffère pas vraiment de la première car elle a toujours le même objectif : acquérir des objets. Aristote la nomme la chrématistique familiale.

Dans ce cadre, la monnaie – que l’on peut également appeler l’argent car en grec nomisma signifie ces deux notions – apparaît comme un outil de mesure qui permet d’unir l’ensemble des acteurs économiques « car ce n’est pas entre deux médecins que se forme une association d’échange, mais entre un médecin et un agriculteur, c’est-à-dire, plus généralement, entre des personnes différentes et qui ne sont pas égales, mais qu’il faut mettre sur un pied d’égalité » [1133a 16]. L’argent tient donc un rôle spécifique, que nous connaissons toujours aujourd’hui, dans la mesure du prix des biens. C’est une convention universelle au marché, une unité de compte remplissant la fonction dite du numéraire. C’est, enfin, un outil pratique qui nous permet de dépasser les limites du troc artisanal pour pouvoir avoir accès à l’ensemble des produits d’un marché.

L’histoire pourrait s’arrêter là et la monnaie pourrait avoir une fonction simple d’échange. Mais ce que montre Aristote, c’est que bien vite nous dépassons l’objectif d’acquérir des objets et des usages pour nous tourner vers une nouvelle finalité : l’accumulation de la monnaie. Prenez par exemple deux marchands, l’un d’étoffes, l’autre de cuir. Le premier vient sans doute d’une région où le tissu est bon marché et les animaux peu nombreux. Echanger son étoffe contre une peau de bête lui permettra de s’enrichir, une fois rentré chez lui. Le même raisonnement guide sa contrepartie. L’objectif de tous deux est l’enrichissement par l’argent, appelé chrématistique commerciale.

Richesse monétaire et richesse naturelle : une vraie ligne de réflexion à avoir dans un contexte de finance durable

A ce sujet, Aristote établit une ligne claire : la richesse monétaire est différente de la richesse naturelle : « c’est une étrange richesse que celle dont le propriétaire meurt de faim, comme le fameux Midas, homme insatiable dont la fable nous dit que, selon sa prière, tout ce qu’on lui présentait était changé en or ». Dans le cas de la richesse naturelle, celle de l’échange ayant pour finalité l’acquisition de biens, l’enrichissement est tangible et palpable alors que le second échange est purement commercial et ne crée aucune valeur matérielle car la monnaie est principe et fin de l’échange.

Mais une autre différence nous saute vite aux yeux entre les chrématistiques familiale et commerciale. Dans le premier cas, on peut estimer qu’un tailleur de pierre échangera assez de ses statues pour manger, boire et dormir au sec, avoir des habits décents et un matelas confortable. S’il travaille plus, il remplacera ses habits quotidiens par des étoffes et son matelas par un lit. Dans tous les cas, ses désirs auront une limite qui est l’accumulation certes excessive mais limitée de biens de subsistance. On dira alors qu’il a consommé tant d’étoffes et de lits au cours de sa finie. A l’inverse, qu’en est-il du marchand qui accumule de l’argent ? Qu’en est-il, plus généralement, de l’individu qui accumule des biens au-delà de ce dont il a besoin pour subsister ? Aristote et des millénaires de philosophie sont assez clairs sur ce point : nous ne pouvons mettre de limite à cette accumulation non nécessaire car nous ne sommes plus, nous-mêmes, le centre de l’échange. En effet, dans l’acquisition de biens de subsistance, c’est l’individu qui doit être rassasié dans ses besoins vitaux. Dans la chrématistique, c’est l’avidité qui trône au centre de l’échange.

Aussi, acquérir du superflu, accumuler de l’argent ou, tout simplement, mener une activité économique pour augmenter son patrimoine en numéraire n’a pas de limite. Et c’est bien cela que l’on reproche à l’argent.

 

Sources :

ARISTOTE, Œuvres complètes, « Les Politiques », livre I, chapitre 9, Flammarion, 2014

ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, livre V, Flammarion, 2004