Nous avons pour habitude de considérer la valeur à l’aune de sa valorisation monétaire ou marchande. C’est parce qu’une voiture est chère qu’elle remplira, supposons-nous, une meilleure fonction. Il en va de même avec la majorité des biens de consommation. Nos échanges marchands sont ainsi ancrés dans l’idée que le prix d’un bien reflète son utilité sociale. Cette affirmation peut être battue en brèche dès lors que nous nous intéressons à l’utilité-même des biens et services que nous achetons. Ainsi, le bien-être d’une population ne se mesure pas à la quantité de biens qu’elle accumule. De même, ce n’est pas parce que je consomme plus un même service que je serai nécessairement plus heureux. Mais l’écueil le plus fondamental réside sans doute dans la valeur que nous attribuons aux deux sources de notre économie : le capital et le travail.

L’indicateur phare de la richesse est complètement décorrélé de la valeur du capital naturel
Donner une valeur au capital, c’est précisément cette question qui nous occupe dans ce chapitre car aucun indicateur global ne tient compte, à l’heure actuelle, de la valeur du capital dans son ensemble. Crevons l’abcès dès à présent : l’indicateur que tout le monde utilise, du macroéconomiste au journaliste en passant par l’élu politique, c’est ce fameux Produit intérieur brut (PIB).
Or, si je décide de raser les pyramides de Gizeh, que je les remplace par un centre aquatique serpentant une reconstitution des tombeaux, que j’y adjoins un aéroport low-cost et que j’y construis un complexe hôtelier pharaonique, alors j’aurai créé de la valeur à plus d’un titre selon l’indicateur du PIB. Tout d’abord, j’aurai embauché une entreprise de démolition, puis une entreprise de construction et, pendant des décennies, je donnerai du travail à des ouvriers, des manutentionnaires, des guides touristiques. Petit à petit, je développerai une nouvelle économie du tourisme, sans doute bien plus importante que l’actuelle. Figurez-vous que seulement 12 millions de touristes se sont rendus en Egypte en 2022, contre plus de 17 millions rien qu’à Disney World, en Floride. En cela, les pyramides de Gizeh, toutes merveilles qu’elles soient, sont moins contributrices à la richesse mondiale que Disney World.
A ce stade, nous nous confrontons à un paradoxe : la valeur des biens matériels semble ne pas tenir compte ni de l’héritage culturel immatériel ni des dégâts occasionnés par l’activité humaine. Revenons donc sur la création de cet indicateur. C’est en 1934 que Simon Kuznets, prix Nobel d’économie, invente le PIB afin de structurer la comptabilité nationale aux Etats-Unis et mesurer l’effet de la Grande dépression sur l’économie américaine. Le PIB est alors composé de deux parties : la valeur marchande des biens et services dans un pays sur une année donnée (également appelée valeur ajoutée marchande) et le coût de production des activités non marchandes (c’est-à-dire le coût des administrations publiques). Le PIB est donc un flux de richesse purement marchand et monétaire.
Or, cette définition entraîne deux corollaires majeurs dans notre réflexion sur le capital :
- Tout bien ou service marchand qui a une valeur monétaire permet d’accroître le PIB, quel que soit son apport en termes de bien-être individuel ou collectif.
- A l’inverse, le PIB ne comptabilisera jamais une activité non marchande, même si celle-ci améliore le bien-être individuel ou collectif.
Cette indifférence du PIB au bien-être s’explique par le fait que le PIB ne mesure non pas les résultats en termes de satisfaction ou de bien-être des populations mais les quantités produites par une économie pour des consommateurs. En économie, on dit que le PIB mesure l’output d’un pays, sa capacité à créer de nombreux produits. Kuznets lui-même reprochait à cet indicateur son incapacité à mesurer le bien-être d’une population, alors même que l’amélioration des conditions de vie est au cœur des politiques publiques.
Par bien-être collectif, nous entendons donc la mesure de critères tels que la bonne santé des populations, leur espérance de vie, l’accès à l’éducation et toute une somme de critères, tant sociaux que culturels et économiques. Or, un critère central dans la mesure du bien-être est la capacité d’une économie à préserver notre environnement :
- La préservation des sols permet d’augmenter le bien-être des populations au travers d’une agriculture de qualité et du maintien du cadre de vie.
- L’absence de pollution atmosphérique permet entre autres d’augmenter l’espérance de vie,
- La diminution de l’émission de gaz à effet de serre entraînerait un changement climatique moins brutal et limiterait le nombre de zones à risques pour les populations.
Cette critique du PIB s’inscrit plus fondamentalement dans une remise en question de la valeur marchande et monétaire
Dans un article de 1973, Nordhaus et Tobin s’interrogent sur la pertinence d’utiliser le PIB comme seul indicateur de richesse. Ils isolent ainsi tous les éléments inclus dans le PIB qui n’apportent pas de réel mieux-être aux populations. C’est notamment le cas des dépenses nationales associées à la diplomatie, la sécurité intérieure ou l’entretien des armées. Ces éléments sont dits « regrettables » pour Nordhaus et Tobin. A partir de cela, les auteurs calculent deux indices de « consommation finale corrigée », appelés mesure du bien-être économique (MBE actuel) et mesure du bien-être durable (MBE durable).
Le MBE actuel s’obtient par l’addition ou la soustraction au PIB de certains éléments de la consommation des ménages qui contribuent (positivement ou négativement) au bien-être économique présent. Le coût du logement en milieu urbain est par exemple une contribution négative au bien-être, tandis que les services publics que l’on trouve dans les grandes villes ont une contribution positive. Le MBE actuel rend ainsi compte d’un flux de consommation annuel de la part des ménages.
De son côté, le MBE durable est un indicateur qui monétise la valeur de certains stocks de richesses économiques, naturelles et humaines. A la différence du MBE actuel, le MBE durable rend compte de la capacité d’une économie à créer ou préserver une quantité de richesses tant environnementales qu’humaines. Sa mesure contient quatre composantes :
- Le capital productif reproductible net (tels que les équipements et les infrastructures),
- Le capital non reproductible, limité ici à la valeur de la terre et des actifs étrangers nets
- Le capital d’éducation, estimé à partir du coût moyen des années des études de chaque citoyen,
- Le capital santé, qui rend compte monétairement des dépenses de santé du pays.
A l’époque, cette initiative économique est fondamentale dans la remise en question du PIB. En revanche, les conclusions semblent assez décevantes, plus d’un demi-siècle après. A titre d’exemple, ces ajouts et suppressions d’éléments de bien-être ne viennent jouer qu’à la marge sur le PIB. De même, les éléments endommageant le capital naturel sont, à l’époque, d’un montant particulièrement faible. Tout cela conduit les auteurs à conclure que le PIB est finalement le moins mauvais des indicateurs de richesse.
La parade à cette incomplétude vient que l’on mesure davantage le plus-être que le mieux-être des populations
« Il se peut que les statistiques habituellement utilisées ne rendent pas compte de certains phénomènes qui ont une incidence de plus en plus grande sur le bien-être des citoyens. Si, par exemple, les embarras de la circulation peuvent faire croître le PIB du fait de l’augmentation de la consommation d’essence, il est évident qu’ils n’ont pas le même effet sur la qualité de la vie. En outre, si les citoyens ont le souci de la qualité de l’air et si la pollution de l’air augmente, les mesures statistiques qui l’ignorent offriront une estimation inadaptée de l’évolution du bien-être des populations ». C’est ainsi que s’ouvre le rapport de la commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, voulu par Nicolas Sarkozy et écrit par Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi afin de « déterminer les limites du PIB en tant qu’indicateur des performances économiques et du progrès social, de réexaminer les problèmes relatifs à sa mesure, d’identifier les informations complémentaires qui pourraient être nécessaires pour aboutir à des indicateurs du progrès social plus pertinents, d’évaluer la faisabilité de nouveaux instruments de mesure et de débattre de la présentation appropriée des informations statistiques. » En somme, afin de réfléchir aux sources de richesse d’une nation.
Afin de mieux cerner les richesses d’une population, la commission formule cinq recommandations :
- Privilégier les revenus des populations et leur consommation plutôt que leur production.
- Avoir des indicateurs de niveau de vie par ménage. Cela permet de retraiter l’ensemble des impôts versés et des prestations sociales perçues et, ainsi, d’avoir une réelle vue du reste à vivre par citoyen.
- Prendre en compte le patrimoine des citoyens. En effet, un ménage qui dépense sa richesse en biens de consommation accroît son bien-être actuel au détriment de son bien-être futur. Cette proposition milite pour une vision patrimoniale d’un stock de richesse, à la différence du PIB, comme on l’a vu.
- Accorder davantage d’importation au partage de la valeur au sein d’un pays et, ainsi, privilégier les pays qui œuvrent à une meilleure répartition des richesses entre habitants. En fait, cette notion de répartition est assez facilement observable. En effet, les outils statistiques s’appuient généralement sur une consommation moyenne par habitant. Or, cette consommation moyenne peut s’expliquer par une augmentation du revenu moyen, sans que celui-ci ne soit également réparti entre catégories de revenues. Certains ménages peuvent davantage bénéficier de cette hausse que d’autres. Ainsi, la consommation médiane procure un meilleur outil de mesure de la situation d’un individu ou d’un ménage représentatif que la consommation moyenne.
- Elargir les indicateurs de revenus aux activités non marchandes, afin de tenir compte des services que les ménages produisent pour eux-mêmes sans que cela ne soit pris en compte par les indicateurs officiels de revenu. C’est notamment le cas des activités domestiques, que ce soit le ménage, la garde des enfants, le jardinage ou l’autoconsommation d’aliments cultivés au sein du foyer. Ainsi, pourquoi une population qui se nourrirait de biens transformés achetés au supermarché serait-elle plus riche, au sens du PIB, qu’une population qui cultiverait son propre potager sur son temps libre ?
L’ensemble de ces recommandations vise ainsi à dépasser l’objectif productif du PIB et de dégager un bien-être collectif, tant en termes de conditions de vie matérielles qu’en termes de santé, d’éducation, de loisirs et de rapports sociaux.